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Des photos & un livre, Kyōto par monts et tomason d’après l’œuvre d’Akasegawa Genpei

Sylvain Cardonnel

Le 2 novembre 2024

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J’avais observé avant de savoir le nommer ce que j’allais apprendre être un tomason, qui plus est, un tomason de type « explosion atomique ». Je photographiais ces étranges silhouettes, ombres, traces, lignes au « profil » de certains immeubles dans Kyōto, jusqu’au jour où j’apprends que ce sont des tomason et, que du tomason, Akasegawa Genpei (1937-2014) avait été le facétieux inventeur de ce terme. 

Je comprends rapidement en me documentant qu’il existe une typologie du tomason, une grande famille de tomason, et me mets en quête de ces « performances urbaines » dont les descriptions figurent dans les livres que j’ai rassemblés. J’arpente la ville pour le vérifier de mes propres yeux, et c’est ainsi que germe peu à peu l’idée de composer une anthologie de textes d’Akasegawa Genpei consacrés à la notion de tomason et à ses enjeux afin d’en informer mes contemporains. Ce livre a paru au printemps 2024 aux éditions Les Presses du réel. Il s’agit du premier ouvrage accessible en langue française sur cette question d’intérêt publique (1). C’est la première fois dans ma carrière de traducteur que je traduis en marchant : jusqu’où peut aller se loger la conscience professionnel ! 

Ce sont 30 de ces photographies prises dans Kyōto durant ce travail qui seront présentées à la Galerie Chapitre XII lors du Photobrussels Festival qui se tient à Bruxelles du 23 janvier au 23 février 2025.

https://www.photobrusselsfestival.com/locations-25/chapitrexii-pbf-2025


Akasegawa Genpei


Akasegawa Genpei, de son vrai nom Akasegawa Katsuhiko, est un personnage aux multiples talents. Largement méconnu hors du Japon, il a laissé une empreinte indélébile dans le paysage artistique japonais. Lui qui se destinait à la peinture, est happé par l’avant-garde japonaise des années 1960, tendance neo-dada anti-art. Il est tour à tour performeur, illustrateur, typographe, mangaka, écrivain (prix Akutagawa en 1981 sous le pseudonyme de Otsuji Katsuhiko, et auteur d’un best-seller sur le pouvoir de la vieillesse), et jusqu’à homme-sandwich durant les périodes de disettes. La justice le condamne à trois mois de prison avec sursis pour avoir imité – et non pas contrefait – un billet de 1 000 yens,. Ce mauvais procès, dit "procès du billet de 1 000 yens », contribue à sa notoriété au Japon. Cette affaire qui soulève quelques grandes questions philosophiques concernant l’art, oblige également Akasegawa à réfléchir au sens de sa pratique artistique. 

L'art est-il imitation ? Création ? Qu’en est-il du statut de la reproduction mécanique d’un original ? En quoi l’imitation d’un billet de 1 000 yens peut-il être compris comme un acte artistique ? Akasegawa poursuit ainsi une réflexion originale et décalée sur l’art, l’intentionalité et le regard qui le conduit à la notion d’hyperart-tomason.


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L’escalier de Yotsuya


Tout commence avec un curieux escalier découvert le 17 mars 1972 sur les coups de midi, à Tōkyō dans le quartier de Yotsuya. Akasegawa est à la recherche d’un endroit où déjeuner quand il passe devant cet escalier dont l’usage lui apparaît rapidement incertain : un escalier ne servant qu’à monter et à descendre, un escalier pur, « en soi et pour soi ». « L’escalier pour l’escalier » ? 

La porte qui donnait sur le palier a été remplacée par une série de fenêtres. Un escalier inutile donc, ayant perdu sa fonction d’escalier, un escalier ne menant nulle part. Un escalier inutile semblant néanmoins faire l’objet d’un entretien puisqu’un morceau de la rampe, constate-t-il, a été remplacé. 

Cet ensemble de caractéristiques, inutilité et conservation en l’état, auxquelles on ajoutera une troisième, à savoir l’émotion (l’étrangeté) que cet escalier ne manque pas de provoquer, rapproche curieusement cet escalier de ce que nous avons coutume de nommer une « œuvre d’art ». Ce qui l’en différencie toutefois, est d’être dépourvu d’auteur et partant, de n’exprimer aucune intention. 

L’absence d’artiste-auteur situant cet escalier « au-delà de l’art », Akasegawa crée le néologisme chō-geijutsu pour en rendre compte : chō signifiant « au-delà », « ce qui transcende » ou « dépasse », et geijutsu, « l’art », chō-geijutsu = hyperart. La découverte dans la ville d’objets présentant des similitudes permet au concept de gagner en finesse et à la typologie de s’étoffer au fil des ans.

Quant à l’appellation tomason qui vient compléter quelques années plus tard le néologisme chōgeijutsu, elle est un hommage facétieux au joueur de base-ball américain Gary Thomasson dont les non-performances illustrent la définition d’un hyperart : « Objet de dimension conséquente sans plus d’usage mais joliment conservé, le plus souvent attenant à une construction immobilière ». 

Escaliers ne servant qu’à monter ou à descendre, portes murées, ponts et tunnels inutiles, portes en hauteur s’ouvrant sur le vide, auvents ne protégeant rien, tomason de type explosion atomique ou Abe Sada, la typologie rassemble bientôt une vingtaine de cas, ayant en commun d’exhiber leur inutilité tout en témoignant d’un souci de conservation. La perte de fonction conférant une intensité existentielle à ces objets urbains, elle les dote d’une valeur esthétique inédite et proche de l’œuvre d’art. La différence, essentielle et subversive, les en distinguant, est de ne pas avoir d’auteur et d’être dépourvus d’intention. Car si certains agents ont pu concourir à l’apparition d’un tomason, ce dernier ne se connaît pas d’artiste, il n’est que création du regard… et de la parole. 

Ce concept initialement destiné à se moquer gentiment des productions de ces nouveaux artistes « contemporains » émergeant dans les années 70 au Japon (Gutai, Mono-ha) dont on trouve des « copies » involontaires de leurs œuvres sur les chantiers ou en d’autres lieux de l’espace ordinaire (autrement dit loin du musée et de la galerie), prend avec le temps une dimension plus profonde.


Tomason et « esthétique » japonaise


Akasegawa doutait que les Occidentaux soient en mesure d’accorder une valeur esthétique à un tomason, tant les ressorts de la « conscience du beau » (biishiki) au Japon lui semble incompréhensible à un esprit non-japonais. L’idée même de tomason pouvait-elle germer ailleurs qu’au Japon ?, se demande-t-il dans certains textes.

Akasegawa exagère mais justifie cette opinion par plusieurs expériences malheureuses. Il remarque en effet que les photographies de tomason projetées lors de diaporamas devant un auditoire non-japonais provoquent certes une réaction émotionnelle forte auprès du public, essentiellement des éclats de rire, mais force est-il de constater que cet enjouement ne trouve aucun prolongement dans la discussion. Il en conclut que les Japonais sont mieux préparés à s’extasier devant ces objets de hasard car l'esthétique japonaise offre, avec des concepts tels que mujō, mono no aware, wabi-sabi ou mitate, une « palette de sensibilités » permettant d'apprécier la richesse d'un hyperart-tomason sans se limiter strictement à sa conformité à la définition. Le regard analytique (le tomason stimule l'esprit) se mêle à une perception esthétique (le tomason touche les émotions). Selon Akasegawa, les Japonais possèdent déjà ce vocabulaire et cette sensibilité. L’idée, par exemple, que la beauté puisse être associée à sa propre disparition reste peu courante en Occident. 

Passons les rapidement en revue. 

Le terme mujō (無常) désigne l'impermanence et la nature transitoire de toutes choses. L’état d’abandon dans lequel est plongé un tomason évoque cette impermanence et la fragilité de l'existence, à l’image de la chute des pétales de la fleur de cerisier parvenue à son acmée. Il témoigne du passage du temps et de la dissolution inévitable des choses. 

La formule mono no aware (物の哀れ), attribuée à Motoori Norinaga (1730-1801), exprime une empathie envers les choses (mono) en lien avec la conviction de leur impermanence et de leur anéantissement prochain. La floraison des cerisiers engendre une joie mélancolique car elle symbolise à la fois le signe d’un renouveau charmant et celui d’une inquiétude pesante face à la transitoire beauté de la fleur et à la légèreté de sa chute. La notion n’est pas sans rappeler le lacrimae rerum de Virgile (70-19 av J-C). « Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt » (Toutes les choses ont leurs larmes qui émeuvent le cœur des mortels, Énéide, I, 462). 

La philosophie wabi-sabi (侘寂) qui célèbre la simplicité et l’élégance nées du raffinement de cette simplicité, émerge au XVIe siècle autour la pratique de la cérémonie du thé (chanoyu), et offre une nouvelle clé pour apprécier un tomason. Goûter aux charmes de cette esthétique, c’est éprouver une émotion devant les marques d’une imperfection, d’un délitement, d’un détissage. L’hyperart-tomason relève de l’esthétique wabi-sabi en ce qu’il témoigne d’un déclassement, exprimant l’état d’absurdité radicale dans lequel l’a plongé le passage du temps, pointant l’absurdité du rationalisme ostentatoire des surenchères urbaines... Cette esthétique de l’écoulement des choses est le versant expressif d’une sagesse liée à la volonté ou à la nécessité de se déprendre d’un monde illusoire et trompeur. Le temps, notait enfin Akasegawa, est le seul élément capable de gommer radicalement l’intentionalité humaine et de confèrer un caractère wabi à un objet.

Mitate (見立て) est la forme substantive du verbe mitateru signifiant littéralement « voir et dresser ». En d’autre termes, c’est « estimer par le regard », porter un diagnostic. De « choisir une prostituée » à « estimer la qualité d’une récolte de riz », l’emploi du terme recouvre un large éventail sémantique. Mitateru consiste à voir et à réinterpréter un objet dans un nouveau contexte, en lui attribuant une valeur différente de son utilisation première. Dans le cas d’un tomason, il s'agit de lui donner un nouveau sens, souvent doté d’une connotation ironique ou poétique, qui dépasse sa fonction initiale ou sa forme d’origine. C’est un procédé de réévaluation esthétique jouant sur la métaphore et le transfert d’images en vue de créer une nouvelle réalité à partir de l’observation. Mitateru encourage des expériences de pensée et des jeux de langage. Cette capacité à discerner au-delà de ce qui est visible suppose de la part de l’observateur une aptitude à conceptualiser et à verbaliser ce qu’il voit, ou ne voit pas. Mitateru consiste à détourner ou à citer pour s’approprier ce que le regard a capté. Prétexte au jeu d’esprit, mitate distille une puissance critique et évocatrice remarquable. 


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Au-delà de la parodie


Si le tomason en étant « au-delà de l’art » n’appartient pas à l’art au sens strict, il en renouvelle la question fondamentale. Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Si le destin finale d’un œuvre d’art est d’alimenter le marché de l’art, de la publicité, du divertissement ou design, l’hyperart transporte le spectateur vers des dimensions plus fines, au-delà de la simple critique ou de la parodie. 

L’observation d’objets inattendus et facétieux révèle l’existence d’une altérité radicale, plus créative (ou destructrice ?) que toute intention humaine. L’artiste se retire ici comme force créatrice (jiriki), mettant en avant une puissance diffuse et englobante (tariki) transcendant les individualités. Akasegawa parle de « puissance de la nature » (shizen no chikara) pour désigner cette force agissant au cœur de l’artifice dont le tomason est l’incarnation, en l’opposant à la régulation humaine. 

Akasegawa l’exprime parfaitement dans le passage suivant: « Un jour, lors d’un diaporama au cours duquel je présentais divers tomason, quelqu’un s’est exclamé : ”Le tomason, une pensée survenant de l’Autre (tariki shisō) ! Non pas une pensée survenant de ou par soi-même (jiriki shisō) mais une pensée causée par Autre que soi !“ J’ai réfléchi longuement à la déclaration de cette personne. Elle avait tout à fait raison. Le tomason est un objet qui se laisse uniquement découvrir. Il ne se fait pas. Je sentais d’ailleurs le tomason doté d’un pouvoir de séduction plus fort que les choses simplement fabriquées et au sujet desquelles il est impossible de ne pas percevoir une intention, une finalité ou un but. Or, cet objet-là diffère de l’objet « artistiquement » confectionné. L’objet manufacturé te tombe dessus, il se colle à toi. Il est dépourvu de cette qualité propre au tomason de survenir brusquement, de surgir de manière totalement inattendue. Voilà la raison pour laquelle la réflexion de cet interlocuteur évoquant une pensée survenant de l’Autre m’est apparue tout à fait pertinente et même évidente. L’époque n’avait pourtant à la bouche que des mots évoquant des valeurs associées à l’« autonomie » ou l’« indépendance ». Une pensée survenant de l’Autre. Personne ne manifestait le moindre intérêt pour une idée pareille ! Cette idée me permettait pourtant de considérer l’existence du tomason sous un autre aspect et de sentir s’approfondir en moi l’intérêt qu’il convenait de lui porter. Tariki shisō est, semble-t-il, une formule bouddhiste, permettant de disserter sur la nature de l’esprit humain, dissertation obscure lorsqu’elle se résume à raisonner au moyen des seuls termes tariki et jiriki mais qui prend un tour concret et lumineux dès que l’on songe au tomason. Le regard s’éveille à la signification que recèle le tomason. Le regard permet d’indiquer et d’apercevoir la beauté non consciente et non intentionnelle, la beauté de hasard. Un regard très proche de celui que pratiquaient déjà les maîtres de thé à l’époque Azuchi Momoyama et qu’ils exprimaient par les notions de wabi-sabi. Il s’agissait déjà d’une forme de pensée survenant de l’Autre (tariki shisō), de beauté sans usage, produite par le hasard. Les maîtres de thé voulaient y apercevoir une forme de beauté surgissant au terme d’un processus artificiel et contingent. » (2) 

Akasegawa privilégie ainsi l’observation d’objets imprévus et rieurs témoignant d’une extériorité radicale plus créatrice (ou dévastatrice ?) que n’importe quelle puissance intentionnelle, fut-ce celle d’un artiste. Il privilégie la limpidité du contact s’établissant avec soi-même lors de la découverte d’un tomason et vante ainsi les mérites de l’observation urbaine. La « chasse au tomason » affine et développe la sensiblité. Elle aiguise le regard. La rencontre d’un tomason est riche en sensations. L’analyse de l’émoi s’emparant du flâneur devant un hyperart-tomason permet en outre de se familiariser avec certaines notions de l’esthétique japonaise et, plus largement, d’entamer une réflexion sur l’art, sur le regard et sur soi-même !

La grande idée d’Akasegawa est probablement qu’à l’instar d’un tomason, l’art ne subsiste en définitive que dans le regard porté sur les choses, et que ce regard est déterminé par une « autre force » (tariki) que soi (jiriki). 



Notes 

(1) AKASEGAWA Genpei, Anatomie du tomason, textes réunis, traduits du japonais, annotés et présentés par Sylvain Cardonnel, éditions Les presses du réel, 268 pages, 2024. 

(2) Akasegawa Genpei, tomason to ha nanika, in tomason dai zuhan, mu no maku, éditions Chikuma Bunko, Tōkyō, 1996, p. 7-21. (« Qu’est-ce qu’un tomason ? », in Grande encyclopédie du tomason, le livre du néant) traduction française dans AKASEGAWA Genpei, Anatomie du tomason, texte 1.



Bibliographie en langues occidentales

Akasegawa Genpei, Hyperart : Thomasson, New York, Kaya Press, 2010.

https://kaya.com/books/hyperart-thomasson/

Akasegawa Genpei, Anatomie du tomason, textes réunis, traduits et présentés par Sylvain Cardonnel, éditions Les presses du réel, 2024.

https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=10241&menu=0


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Sylvain Cardonnel

Traducteur littéraire