L’escalier de Yotsuya
Tout commence avec un curieux escalier découvert le 17 mars 1972 sur les coups de midi, à Tōkyō dans le quartier de Yotsuya. Akasegawa est à la recherche d’un endroit où déjeuner quand il passe devant cet escalier dont l’usage lui apparaît rapidement incertain : un escalier ne servant qu’à monter et à descendre, un escalier pur, « en soi et pour soi ». « L’escalier pour l’escalier » ?
La porte qui donnait sur le palier a été remplacée par une série de fenêtres. Un escalier inutile donc, ayant perdu sa fonction d’escalier, un escalier ne menant nulle part. Un escalier inutile semblant néanmoins faire l’objet d’un entretien puisqu’un morceau de la rampe, constate-t-il, a été remplacé.
Cet ensemble de caractéristiques, inutilité et conservation en l’état, auxquelles on ajoutera une troisième, à savoir l’émotion (l’étrangeté) que cet escalier ne manque pas de provoquer, rapproche curieusement cet escalier de ce que nous avons coutume de nommer une « œuvre d’art ». Ce qui l’en différencie toutefois, est d’être dépourvu d’auteur et partant, de n’exprimer aucune intention.
L’absence d’artiste-auteur situant cet escalier « au-delà de l’art », Akasegawa crée le néologisme chō-geijutsu pour en rendre compte : chō signifiant « au-delà », « ce qui transcende » ou « dépasse », et geijutsu, « l’art », chō-geijutsu = hyperart. La découverte dans la ville d’objets présentant des similitudes permet au concept de gagner en finesse et à la typologie de s’étoffer au fil des ans.
Quant à l’appellation tomason qui vient compléter quelques années plus tard le néologisme chōgeijutsu, elle est un hommage facétieux au joueur de base-ball américain Gary Thomasson dont les non-performances illustrent la définition d’un hyperart : « Objet de dimension conséquente sans plus d’usage mais joliment conservé, le plus souvent attenant à une construction immobilière ».
Escaliers ne servant qu’à monter ou à descendre, portes murées, ponts et tunnels inutiles, portes en hauteur s’ouvrant sur le vide, auvents ne protégeant rien, tomason de type explosion atomique ou Abe Sada, la typologie rassemble bientôt une vingtaine de cas, ayant en commun d’exhiber leur inutilité tout en témoignant d’un souci de conservation. La perte de fonction conférant une intensité existentielle à ces objets urbains, elle les dote d’une valeur esthétique inédite et proche de l’œuvre d’art. La différence, essentielle et subversive, les en distinguant, est de ne pas avoir d’auteur et d’être dépourvus d’intention. Car si certains agents ont pu concourir à l’apparition d’un tomason, ce dernier ne se connaît pas d’artiste, il n’est que création du regard… et de la parole.
Ce concept initialement destiné à se moquer gentiment des productions de ces nouveaux artistes « contemporains » émergeant dans les années 70 au Japon (Gutai, Mono-ha) dont on trouve des « copies » involontaires de leurs œuvres sur les chantiers ou en d’autres lieux de l’espace ordinaire (autrement dit loin du musée et de la galerie), prend avec le temps une dimension plus profonde.