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Peindre l’existence de la non-existence

Akira Kugimachi

Le 25 mai 2023

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J’ai découvert le Nihonga à l’âge de dix-huit ans. Il s’agit d’un courant artistique fondé en opposition à la peinture occidentale (Nihonga signifie, littéralement, « peinture japonaise », note de la traductrice) à l’initiative de Kenshin Okakura et d’Ernest Fenollosa. J’étais particulièrement attiré par les œuvres de Gyoshu Hayami. Néanmoins, ma première découverte de la peinture japonaise remonte plus tôt. Ayant vécu en Belgique durant cinq années jusqu’à mes huit ans, ma mère m’emmenait aux musées et dans des églises dans toute l’Europe et j’ai fini par me lasser des peintures à l’huile. J’ai vite été rassasié des toiles au pigment épais qui s’accumule pour former des amas. C’est pourquoi, à dix-neuf ans, lors de mes réflexions concernant mon avenir artistique que je voulais à la fois international et propre à mes origines orientales, il m’a paru évident de travailler avec de la peinture minérale naturelle. J’avais décidé de me destiner à la peinture japonaise, quand bien même la qualification de « japonaise » me gênait dans son acception.    

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Par la suite, tout en approfondissant mes sujets de prédilection, j’ai souhaité aborder le thème de la lumière. Est-il possible de représenter sur un plan fixe qu’est la toile la diffusion des particules traversées par les ondes du spectre ? C’était à la fois un défi personnel mais également une tentative de répondre à une problématique commune à de nombreux peintres. Il me semblait que l’expression artistique de la lumière était un enjeu incontournable. 

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J’ai alors décidé de transposer le rayonnement au processus-même de création afin d’exprimer l’apparition de la lumière dans les ténèbres. Pour cela, j’ai peint couche après couche de l’encre de chine puis, de la même manière, de la peinture blanche à base de coquilles d’huîtres concassées. Au fur et à mesure de cette démarche, j’ai plus été inspiré par l’univers informe précédent la lumière apportée par Dieu que par l’instant lumineux. Lao-Tseu a conceptualisé ce précédent de la création, encore innommé et dénué de toute opposition binaire telle que le ciel et la terre, l’homme et la nature, le sujet et l’objet, comme les fondements de l’Orient.

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Il y a huit ans, j’ai été ébranlé par un paysage aperçu à la frontière entre la Suisse et l’Italie. Les falaises, partiellement enneigées, laissaient apparaître leur rudesse et semblaient évoquer les temps primitifs. J’ai été comme transporté sur une autre planète, perdu dans mes repères. Les formes et les couleurs se mêlaient dans un chaos où toutes choses ne formaient encore qu’incohésion et le processus de création allait commencer enfin. Dans les reliefs des flancs me surplombant, je voyais des vallées creusées par des torrents ; c’était une véritable mise en scène du commencement. Ma contemplation m’a rappelé l’œuvre du XIIIème siècle, La cascade de Nachi. Cette peinture verticale, anonyme et pleine de mystères, représente une cascade abritant un kami (divinité, ndt). J’ai tout de suite voulu peindre une scène ne représentant que les rochers sans la cascade, c’est-à-dire un monde sans Dieu au sens de Nietzsche. En laissant ainsi sous-tendre les prémices d’une cascade, ou bien au contraire, sa relique, je suggère une inexistence entourée d’existence. Dans un paysage intemporel et une dimension antérieure à la dichotomie, je remets en question notre contemporanéité et notre positionnement dans la civilisation. 

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Au travers des scènes naturelles de montagnes enneigées, de falaises et de rochers que je dépeints avec détails, j’aimerais susciter une interprétation de l’inexistence, qui pour moi est bien plus pertinente, et entrevoir l’absence de l’homme et celle du temps. La « vacuité ultime des réalités intrinsèques » dans le bouddhisme n’est pas synonyme de « vide » mais bien celui d’un monde potentiel antérieur à toute matérialisation. Peut-être s’agit-il de la perspective d’une vie naissante par-delà le temps et la mort, ou de la conception historique du vivant.

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La peinture de paysages telle que l’a envisagée Gauguin révèle un questionnement existentiel sur nos origines, notre destinée et notre identité. Ce n’est qu’en observant la mort, c’est-à-dire l’absence, qu’il devient possible d’envisager un avenir. Selon moi, c’est dans le questionnement sur notre rapport au monde que l’art trouve son essence. Le Nihonga n’est pas seulement « la peinture japonaise » mais, plus véritablement, l’expression d’un voyage temporel dans les mémoires du monde et de l’humanité.           

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Akira Kugimachi

Peintre

Né en 1968 à Yokohama, Akira Kugimachi est diplômé de l’Université des Beaux-Arts de Tama à Tokyo, et de l’Université Paris VIII. Depuis 1999, il se consacre totalement à sa propre création et est régulièrement exposé au Japon, en Europe et aux Etats-Unis ou en Angleterre en plus de commandes privées ou publiques qu'il réalise, comme pour le créateur de mode Kenzo Takada. ’artiste réalise fréquemment des commandes pour de nombreux collectionneurs d’art contemporain. Il a ainsi créé plusieurs pièces pour le designer Kenzo Takada. Utilisant du papier Japonais et des pigments minéraux naturels, Kugimachi travaille la lumière et le temps, et crée des paysages naturels et intemporels, qui dépassent le réel, et nous ouvrent la voie pour "nous préparer à la fin de notre existance, et accepter la peur de la mort".