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Tadao, épisode 3: les loyautés

Marie Ebersolt

Le 6 juillet 2023

Plus la retraite approche et plus je regarde en arrière. Les années en entreprise ont été longues mais sont passées vite. Ces dernières décennies défilent dans ma mémoire comme un flot continue et flou, sans aspérité ni rebondissement. Certes, j’ai traversé des périodes économiques très variées. La fulgurante croissance économique des années quatre-vingt, où n’importe quel employé de bureau hélaient des taxis, un billet de 10 000 yens (100 euros) dans la main pour attirer les chauffeurs, pas assez nombreux pour satisfaire la demande. Puis l’éclatement de la bulle spéculative suivi de la désillusion, avec des plans de restructuration à la pelle. Tout le monde a eu peur, y compris moi. Je n’ai pas été licencié et j’ai éprouvé de la reconnaissance pour cela. J’ai eu la prétention de croire que je l’avais échappé belle grâce à mes « talents » alors j’ai tout fait pour me sentir à la hauteur. Plutôt que de me sentir indigné par la compagnie qui éliminait certains de mes brillants collègues alors trahis, j’ai cru qu’elle m’avait sauvé. Tel un rescapé, je me suis acharné pour rester en vie, dans la course. L’entreprise m’avait mis le grappin dessus, alors j’ai fait du zèle. J’ai toujours fait plus que le nécessaire, j’ai joué le bon élève. J’étais devenu comme une machine programmée et insensible. J’étais tellement happé par mes fonctions professionnelles que je suis devenu indifférent à ma famille, à mes propres désirs et mes possibilités. Je ne rêvais plus, j’étais dans une bulle, en dehors de moi. On ne m’a rien demandé. Par ma seule initiative, j’ai mis de côté ma famille, mes loisirs et mes passions. Je dormais cinq heures par nuit et le reste du temps, je le passais dans les transports et au bureau à exécuter le même genre de travail pour des dossiers plus ou moins similaires. Une vie sans éclat, répétitive et monocorde. Un blanc dans ma vie, ou un trou noir, au choix. Quand je regarde aujourd’hui les albums de famille, je ne reconnais pas mes enfants, je ne me sens pas membre de la tribu. D’ailleurs, je n’y apparais que rarement. Ma réflexion s’arrête toujours ici, car j’éprouve le vertige à l’idée d’aller plus loin. Mon esprit se refuse à se demander : « Et si j’avais raté le plus important ? »     

Marie Ebersolt

Rédactrice-traductrice